Some places for a Duœ Clare Poolman et Etta Marthe Wunsch

Texte réalisé par Fanny Lambert, critique d'art, dans le cadre du dispositif Hiver du Printemps de l'École des Beaux-Arts de Marseille.  

« J'ai plusieurs fois essayé de penser à un appartement dans lequel il y aurait une pièce inutile, absolument et délibérément inutile. Ça n'aurait pas été un débarras, ça n'aurait pas été une chambre supplémentaire, ni un couloir, ni un cagibi, ou un recoin. Ça n'aurait pas été un espace sans fonction. Ça n'aurait servi à rien, ça n'aurait renvoyé à rien. (...) Il m'a été impossible, en dépit de mes efforts, de suivre cette pensée, cette image, jusqu'au bout. Le langage lui-même, me semble-t-il, s'est avéré inapte à décrire ce rien, ce vide, comme si l'on pouvait parler que de ce qui est plein, utile ou fonctionnel. »  

Georges Perec 

Le duœ formé par Clare Poolman et Etta Marthe Wunsch opère en filigrane, à la lisière, dans une forme à la fois ample et exiguë. C'est une collaboration qui tente l'articulation possible d'une pratique à l'autre, dans un mouvement qui tiendrait du balancier, où la gratuité des gestes rejoindrait des actions à perte. 

S'il est question de franchissement ou plutôt de transgression en pénétrant des lieux interdits - elles disent d'ailleurs tresspass en anglais qui est leur langue commune, littéralement « intrusion » - les dispositifs quant à eux sont légers. Peu présents visuellement et dans une économie de l'objet lui-même, ils soulignent une forme d'épure du procédé par réduction. Poser une attention sur une chose, laquelle, petite le plus souvent, discrète ou a priori insignifiante, est mise en tension avec le regardeur. Ce dernier semble en être la source ou le déclencheur, comme s'il était convié partout, marchant à leurs côtés, à l'écoute du lieu, afin de trouver ensemble le trouble visuel, le détail qui ferait glitcher le réel. 
Pour cela, il faut dériver, quadriller, remuer, labourer le site pour mieux en découvrir les possibles et les réinjecter dans de petites histoires infimes et discrètes, par suggestion ou contagion. C'est avant tout « faire avec » les lieux, le plus souvent voués à disparaître ou se fondant avec le contexte (terrains abandonnés, friches, no man's land..) ; ceux-ci ayant la particularité de contenir déjà en eux leurs propres ressources, et qu'il s'agira de repérer et de collecter. 

Mais l'errance est chevillée à l'expérience de l'« hors-zone » et la sensation du corps qui se meut et se déplace, tente d'éprouver, à l'instar des Land artiens, les vérités du sol. Déambuler ensemble, dans une flexibilité du jeu recherché, dans une zone qui n'a pas été dessiné tout à fait par la ville, a échappé au carroyage systématique et autres cadastres : « On a besoin de ces lieux là », tonnent-elles. Alors une dérive et une contamination Debordienne semble s'emparer de la démarche de ce duœ dont les membres, dans un mouvement de vases communicants, possèdent chacun une pratique propre. À deux, celles-ci ne s'ajoutent pas mais ne se divisent pas pour autant. Une troisième réalité viendrait trop circonscrire l'ensemble. Car le couple s'invente et ne souhaite surtout pas se définir. Tout du moins en ce qui concerne sa constitution. Une entité qui serait la somme des deux ne fonctionnerait pas non plus pour leur esprit. Qui, d'une machine à détournement, qui, d'interventions à peine visibles, qui de ces semis lancés au vent des hasards, peuplent leur pratique 1 + 1 = autre chose et se dérobent entre zone grise et zone moins blanche. Ainsi comme une présence que l'on sent mais que l'on ne peut affirmer, les deux artistes avancent dans un souffle partagé, déambulent pas à pas en prenant le temps qu'il faudra, avec la patience de ceux qui savent rechercher et dont le but n'est pas nécessairement de se faire remarquer. En véritable art de la discrétion celui-ci émerge, se développe sous les yeux de quelques attentifs : on est loin des effets de poudre de l'ostentatoire. On s'amuse, on manie de loin avec le sérieux des grandes entreprises. Car il ne faudrait pas s'y méprendre : si on folâtre ici, c'est avec la rigueur du scientifique qui tente de scruter le réel, en rapporter quelques carottes et indices marquants. Et comme pour toute méthode, on s'invente des outils s'y rapportant. Ici, une sorte de kit de survie d'arpentage, comme celui que l'on aurait distribué aux participants d'un jeu : un bout de ficelle jaune fluo, des formes en plastique de couleurs rappelant les jouets des bacs à sable, du fil de fer souple, etc. Déplacer, modifier, perturber ce qui appartient au lieu en raclant d'un bâton par exemple, en frottant avec la pierre ou en déplaçant des tas. 

La documentation, elle, est soigneusement prélevée sur site. Les clichés et autres enregistrements sonores agissent tels des relevés. Ils font tour à tour et tout à la fois traces, œuvres, matières à venir, formes futures. Et si l'on se moque de résultat, ça n'est pas par penchant pour la vacuité ou par simple nihilisme, mais bien pour en récupérer après-coup les apprentissages. Les pistes deviendront alors plus solides pour de nouvelles propositions. « Ce que l'on va produire ici va se voir ailleurs », expliquent-elles. Nous assistons non plus à un art qui impose mais bien qui propose des éventualités du regard, s'en remet aux hasards « agités » pour les faire tourner sur eux-mêmes. Puis, à l'aide de ces petits entraînements comme elles les nomment, les protocoles expérimentés seront redéfinis ensuite. 
Il y a là une tentative de déjouer, de ne pas vouloir circonscrire ni l'acte de création, ni son référent, ni encore ce jeu qu'elles élaborent à deux, bien que l'inhérence conceptuelle soit clairement affirmée. Elles fomentent plutôt des principes imaginaires où les mécanismes attisent un regard qui ne devait pas se poser là. Comme on jouerait à la marchande avec de faux deniers et du plastique moulé en guise de fruits. Toujours mêlé à un humor, à la fois drolatique et avec le soupçon de l'ironie ; le ludisme semble omniprésent à l'endroit où la pratique se creuse, s'exerce en négatif, par excavation. 

Peut-être est-ce ainsi que nous pouvons entendre cet attrait pour le verre. Par le souffle qui à la fois forme et évide, devient cet invisible passant d'une artiste à l'autre tel le mouvement qui impulse à l'existence la vie et le nourrit. Cette manière de supposer l'air, offre de nombreuses figures à la (re)formation de l'invisible. Ainsi, une toile de tissus colorés devient grâce au vent, un quadrilatère géant, roulant au gré des rafales et des intempéries (Notainer 2). De la même manière que le chemin parcouru à deux opère des rebonds entre elles, elles souhaitent le voir revenir à elles. À l'image de Ramener ici de la lumière de là-bas où les espaces s'entremêlent et où la lumière, dans un principe de projection, agit en sculpture. 

Si dans le cadre d'une exposition tout est immédiatement visualisé, il en sera différemment dans le monde extérieur puisqu'en lui, tout visuel est dissimulé dans le visuel dans une fonte du réel. Là, il ne s'agit plus d'indiquer, de souligner l'œuvre tel que dans un white cube mais bien de la faire advenir dans l'espace public, d'en faire ressortir une forme malgré l'apparente banalité de la proposition, d'en faire naître ou émerger l'idée. C'est aussi une tentative de faire reculer la préciosité que d'aucun aurait nommé « aura » pour la transformer et lui attribuer une nouvelle fonction. 

Enfin, l'écologie siège en fond de cette démarche duale puisqu'elle puise dans des objets trouvés. Recyclés, réinvestis ailleurs, ils sont ces semences qui permettront de faire pousser de nouvelles idées sur d'autres terrains. Une terre qui recouvre et découvre. Un in situ perpétuel qui se révèle au fur et à mesure du paysage urbain et sous une multiplicité d'indices. 

En regard, et dans une logique de « matière pour l'immatériel », cette phrase empruntée à Yves Klein et qui pourrait sans doute faire résonner les intentions du duo (ici duœ) : « Maintenant je veux aller au-delà de l'art, au-delà de la sensibilité, dans la Vie. Je veux aller dans le Vide. ». Ou encore plus simplement cette fois avec Robert Barry, « Some places to which we can come, and for a while « be free to think about what we are going to do1 ». ».

"Hiver du Printemps - Le Texte" : Découvrez les textes des critiques d'art sur les œuvres des diplômé·es lauréat·es  

Dans le cadre de ses actions de soutien à la professionnalisation, les Beaux-Arts de Marseille ont lancé en juillet dernier l'appel à projets « Hiver du Printemps - Le Texte » permettant à ses jeunes diplômé·e·s de développer une collaboration avec un critique d'art de la scène française.  

Les lauréat·es de cet appel ont été :  

Ces collaborations et échanges ont donné lieu à des textes critiques sur leur pratique artistique et leurs œuvres, en les mettant en perspective avec certains enjeux de la création contemporaine et en les faisant retentir avec les recherches d'écrivain·es, d'artistes et de théoricien·nes. Bonne lecture ! 

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